Après celles d’Amiens, de Caen et de Lyon – sans oublier la Cour de cassation -, la cour d’appel de Reims valide l’ouverture d’une procédure de sauvegarde pour une société franchisée Carrefour. Laquelle peut ainsi sortir du groupe et de sa formule de franchise participative pour passer à la concurrence.
Par un arrêt du 16 avril 2024, la cour d’appel de Reims a débouté le groupe Carrefour dans un litige l’opposant à un ex-franchisé passé chez U.
Dans cette affaire, le contrat de franchise est signé en juin 2012 et comme toujours chez Carrefour, une filiale du franchiseur détient 26 % des parts de la société franchisée (franchise participative).
Si l’exploitation du Carrefour City démarre plutôt bien, avec un résultat net en 2013 de 66 583 €, celui-ci se dégrade progressivement jusqu’à descendre à 3 895 € en 2022.
En cause selon le franchisé : la faiblesse de ses marges due aux prix élevés des marchandises que son franchiseur et fournisseur quasi-exclusif lui vend. Des prix tels qu’ils ne lui permettent que difficilement de lutter contre la concurrence.
Le 6 décembre 2022, le franchisé obtient du tribunal de commerce de Reims l’ouverture d’une procédure de sauvegarde. Décision à laquelle la filiale de Carrefour présente au capital et le groupe Carrefour lui-même en tant que franchiseur font opposition.
Le 13 octobre 2023, le tribunal confirme sa décision de 2022. Carrefour et sa filiale font aussitôt appel de ce jugement.
Le franchiseur conteste la procédure de sauvegarde : selon lui le franchisé a trompé le tribunal sur la situation réelle de sa société
Pour le franchiseur, la procédure de sauvegarde ne se justifie pas dans cette affaire.
Entre autres parce qu’elle ne serait qu’un moyen détourné, pour le gérant franchisé, d’imposer la modification des statuts de la société.
Ces statuts prévoient, comme toujours dans la franchise Carrefour, l’obligation d’exploiter le point de vente exclusivement sous une des enseignes du groupe. Et ils ne peuvent être modifiés qu’à la majorité des trois-quarts, ce dont, avec 74 % des parts, le franchisé ne dispose pas.
Or, dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, le tribunal peut autoriser l’assemblée générale de la société à modifier les statuts à la majorité simple.
Le franchiseur accuse également le franchisé de fraude puisqu’il aurait « trompé le tribunal sur la situation réelle de la société » et « simulé de prétendues difficultés ». « En l’absence de toute difficulté insurmontable », la sauvegarde n’aurait donc été mise en œuvre que pour « porter atteinte aux droits » de la filiale du franchiseur et nuire aux intérêts du groupe Carrefour.
Selon la cour d’appel, les difficultés justifiant une procédure de sauvegarde ne sont pas seulement d’ordre financier
La cour d’appel de Reims écarte les arguments et les accusations du franchiseur et de sa filiale et confirme le jugement du 13 octobre 2023, validant ainsi la procédure de sauvegarde.
Les magistrats rappellent d’abord qu’une telle procédure peut être ouverte à une entreprise qui, « sans être en état de cessation des paiements justifie de difficultés (qu’elle) n’est pas en mesure de surmonter. » Et qu’elle a pour but de « faciliter la réorganisation de l’entreprise afin de permettre la poursuite de l’activité (…)» (article L 620-1 du code de commerce).
Les juges ajoutent que « les difficultés insurmontables sont appréhendées de manière très large et ne se résument pas à des difficultés strictement financières mais peuvent consister en des difficultés d’ordre juridique, social ou économique tenant notamment à un manque de rentabilité, à une situation de dépendance à l’égard d’un cocontractant ou d’un associé ou encore à des difficultés tenant à des relations dégradées entre le franchiseur et le franchisé. »
Et peu importe en l’occurrence, selon les magistrats, que le but du franchisé ait été de passer à la concurrence et de mettre fin à son contrat de franchise
La cour d’appel met ensuite les points sur les « i » : « Dès lors que les conditions de la sauvegarde sont réunies », et pour elle c’est ici le cas, « le débiteur est en droit de se placer sous la protection du tribunal de la procédure collective, peu important la motivation sous-jacente qui l’anime, en l’occurrence la possibilité pour la société (…) franchisée de sortir du groupe Carrefour pour intégrer la concurrence, soit U Proximité (…) »
Et peu importe encore, ajoutent les juges, « que la décision de sauvegarde obtenue ait ensuite eu pour effet de rompre l’équilibre des contrats ou des droits qui liaient les parties et faire ainsi échapper le débiteur à ses obligations contractuelles antérieures. » Et ils renvoient à la jurisprudence sur ce sujet de la Cour de cassation (arrêt dit « Cœur de Défense » du 8 mars 2011 n° 10-13.988).
Pour la cour, le franchisé rencontrait de réelles difficultés, entre autres dues à la « faible rentabilité du modèle économique mis en place par Carrefour »
Par ailleurs, pour la cour d’appel de Reims, la fraude invoquée par le groupe franchiseur et sa filiale n’est pas démontrée.
Au contraire puisqu’au vu des pièces produites au procès, la société franchisée connaissait « des difficultés d’ordre logistique : produits manquants ou livrés cassés, logiciels d’encaissement obsolètes -, d’ordre sociétal (la filiale du franchiseur, quoique associée minoritaire, s’opposant de fait à toute décision allant à l’encontre des intérêts de sa société mère), mais également d’ordre économique tenant notamment à une obligation d’approvisionnement quasi-exclusif auprès (du groupe Carrefour) obligeant la société (…) à acheter les marchandises à des prix élevés et à les revendre avec de faibles marges et qui révèle d’une manière plus générale la faible rentabilité du modèle économique mis en place par le groupe Carrefour pour ses franchisés sous l’enseigne Carrefour City par rapport à ses concurrents et ce alors qu’il est annoncé dans le contrat (signé avec le franchisé) qu’il permet un développement du chiffre d’affaires et une rentabilité satisfaisante, ce qui ne correspond pas en définitive à la réalité. »
L’ouverture d’une procédure de sauvegarde de la société franchisée par le tribunal de commerce est validée
En outre, les juges notent que la société franchisée avait « attiré à plusieurs reprises l’attention du franchiseur sur ses difficultés sans obtenir l’assistance qu’elle était en droit d’attendre en particulier sur les problèmes logistiques. »
Enfin, ils relèvent que la procédure de sauvegarde est également justifiée par les éléments financiers, les résultats de la société franchisée s’étant dégradés au fil des années avec un résultat d’exploitation en chute importante sur les exercices 2013 à 2022.
Le jugement du tribunal de commerce du 13 octobre 2023 validant la procédure de sauvegarde de la société franchisée est donc confirmé.
Carrefour se bat aussi contre le plan de sauvegarde et l’arrêt des contrats
La bataille judiciaire n’est toutefois pas terminée et pas seulement parce que Carrefour peut se pourvoir en cassation contre cet arrêt.
Poursuivant son action, le tribunal de commerce de Reims a en effet décidé, par un jugement du 21 novembre 2023, d’autoriser l’assemblée générale des associés de la société franchisée à statuer sur la modification de ses statuts à la majorité simple, afin de pouvoir adopter le plan de sauvegarde en préparation.
Par ordonnance du 24 novembre suivant, le juge commissaire a pour sa part fait droit à la demande de résiliation des contrats de franchise et d’approvisionnement avec effet à la fin du mois de janvier 2024.
Enfin, le tribunal a adopté le 5 décembre 2023 un plan de sauvegarde prévoyant entre autres le règlement des dettes au comptant de la société franchisée.
Le groupe Carrefour et sa filiale ont, sans surprise, fait appel de ces trois jugements.
L’issue de ces diverses procédures ne fait toutefois guère de doute. La Cour de cassation s’étant clairement positionnée par une double décision du 4 octobre 2023 (pourvois n° 22-14.353 et 22-14.354) en faveur d’un arrêt d’appel comparable à celui de la cour de Reims.
La procédure de sauvegarde de plus en plus utilisée par des franchisés Carrefour pour sortir de la franchise participative
Avant cette cour d’appel, celles d’Amiens, de Caen et de Lyon avaient elles aussi débouté le groupe Carrefour opposé à des franchisés dans des procédures similaires.
Une série qui fait écrire à Maître Karine Biancone, avocat à la cour, dans la « Lettre de la distribution » de mai 2024 que « considérant le nombre croissant d’ouvertures de procédures de sauvegarde au bénéfice de franchisés Carrefour (on est en présence) d’un rejet de la franchise participative en tant que technique de surveillance ».
La spécialiste du droit rappelle à ce sujet que « les effets nocifs » de cette pratique avaient déjà été « soulignés par l’Autorité de la concurrence dans ses avis du 7 décembre 2010 et du 27 septembre 2021. »