Bercy réclame l’annulation de onze clauses des contrats de franchise, approvisionnement, location-gérance et autres du groupe Carrefour. En cause selon le Ministère : des dispositions qui « déséquilibrent » ces contrats et des abus qui aboutissent à « dégrader fortement la rentabilité des franchisés ».
« Aujourd’hui, nous ne sommes plus seuls ! » C’est par ces mots que l’AFC, l’Association des franchisés Carrefour a salué l’intervention, le 14 juin 2024, du Ministère de l’Économie et des Finances dans la procédure qu’elle a lancée contre le groupe Carrefour en décembre 2023.
Comme l’AFC, le Ministère reproche à Carrefour le déséquilibre de ses contrats.
Plus précisément, la DGCCRF (Direction de la concurrence) réclame l’annulation de onze clauses des contrats de franchise, approvisionnement, location-gérance et autres, et une amende civile de 200 millions d’euros.
Selon Bercy : « les abus commis par Carrefour font peser les risques économiques sur les franchisés »
« Les abus commis par Carrefour dégradent fortement la rentabilité des franchisés », indique la direction du ministère. Ils permettent au groupe « de se développer selon le modèle de la franchise en faisant peser les risques économiques sur les franchisés, ces derniers n’ayant aucune possibilité de négocier les conditions de Carrefour ».
Cette intervention survient après une enquête menée notamment « par le pôle Concurrence de la DREETS* de Normandie depuis 2019 sur des pratiques du groupe (…) qui perdurent à ce jour ».
Dans le viseur du Ministère de l’Économie : trois clauses liées à l’approvisionnement et aux prix
Le Ministère demande d’abord au tribunal l’annulation de trois clauses ayant trait aux prix de revente des franchisés et à leur approvisionnement auprès du groupe.
-La clause du contrat de franchise « imposant des prix de revente conseillés (…) par le biais de l’obligation d’utiliser le matériel et les logiciels informatiques du franchiseur (…) et l’imposition d’un contrôle régulier du positionnement tarifaire ».
-Celle « imposant une obligation de fidélité dans l’approvisionnement à un taux minimum de 45 à 50 % ».
-Celle « conditionnant l’octroi de la ristourne achats et fidélité au respect de l’obligation d’approvisionnement prioritaire à un taux de 65 % ».
En cause aussi : certaines dispositions portant sur la non-affiliation, la non-concurrence et la résiliation anticipée, sans oublier l’arbitrage
Trois autres clauses sont ciblées comme cause de déséquilibre significatif parce qu’elles sont, selon le Ministère, « au seul bénéfice du franchiseur » :
-la clause de non-affiliation à un réseau concurrent (contrat de franchise)
-la clause de non-concurrence (du contrat de location-gérance)
-la clause de résiliation anticipée (contrats d’approvisionnement et de location-gérance)
Le Ministère conteste aussi la validité des clauses compromissoires figurant dans chacun des contrats du groupe (recours obligatoire à l’arbitrage).
Également contestées : les clauses touchant aux fonds de commerce et à l’objet social des sociétés franchisées
Par ailleurs, sont également mises en cause les dispositions contenues dans les pactes d’associés concernant « le droit de préemption du fonds de commerce et une promesse unilatérale de vente au seul bénéfice du groupe Carrefour pour une période supérieure à la durée du contrat de franchise et d’approvisionnement ». Et celle « déterminant unilatéralement le prix de revente des parts de la société exploitante du fonds de commerce ».
La clause dite de « retour du fonds de commerce au groupe Carrefour » pose aussi problème au Ministère parce qu’elle est « d’une durée supérieure à la durée du contrat de franchise et d’approvisionnement ».
Enfin, l’un des principaux verrous interdisant aux franchisés la sortie du groupe, à savoir la clause du contrat de société « déterminant un objet social au seul bénéfice du groupe Carrefour » est également dans le viseur de Bercy. (Selon cette clause, l’exploitation du point de vente franchisé ne peut se faire que sous l’une des enseignes du groupe franchiseur.)
Carrefour s’estime serein
Face à cette liste qui recoupe nombre de difficultés soulevées par les franchisés et locataires-gérants Carrefour en procédure avec le groupe, celui-ci a réagi avec sa sérénité habituelle par un simple communiqué.
Il « conteste vigoureusement les griefs du Ministère de l’Économie relatifs à la gestion de son réseau de franchise ainsi que le caractère totalement disproportionné de l’amende », rappelant que seul le tribunal pourra en décider.
Il affirme de même une « totale confiance dans sa capacité à démontrer la parfaite validité de ses contrats comme l’équilibre de sa relation avec ses partenaires. »
Quel impact pour ce procès sur les relations franchiseur-franchisés chez Carrefour ?
S’il aura sans doute du mal à faire cette démonstration d’équilibre sur certaines dispositions, il se peut que le groupe Carrefour parvienne à voir plusieurs de ces onze clauses validées par le tribunal de commerce de Rennes qui a déjà affirmé, dans d’autres affaires (Domino’s Pizza par exemple), ses différences de vues avec Bercy sur le fonctionnement d’une franchise. Par exemple sur les questions d’approvisionnement.
Quant à l’amende, elle peut être réduite – à supposer qu’elle soit prononcée -, même si le Ministère a sans doute fixé ce montant en proportion du chiffre d’affaires de 94,1 milliards et du bénéfice de 1,66 milliard d’euros réalisés par Carrefour en 2023.
On s’attend aussi à ce que la procédure soit longue… A moins bien sûr que le successeur de Bruno Le Maire ne l’abandonne en cours de route.
Évidemment, si le tribunal de commerce de Rennes imposait que l’objet social des sociétés franchisées Carrefour soit désormais simplement l’exploitation d’un supermarché ou d’une supérette, sans restriction d’enseigne, cela pourrait ouvrir la porte à de nombreux franchisés vers la concurrence. Mais qui peut soutenir avec certitude que ce sera la décision des juges ?
Par ailleurs, le procès ne permettra pas de modifier certains points-clés de la relation franchiseur-franchisés chez Carrefour qui n’ont rien d’illégal comme la différence de durée entre le contrat de location-gérance d’un an et le contrat de franchise de sept ans (qui donne au groupe un fort moyen de pression sur ses locataires-gérants) ou la franchise participative, c’est-à-dire la prise de participation à hauteur par exemple de 26 % dans les SARL des franchisés de la branche proximité, qui permet à Carrefour de disposer d’une minorité de blocage et contribue à compromettre la sortie de ses partenaires, sauf à ce qu’ils obtiennent d’un tribunal de commerce une procédure de sauvegarde.
Il n’est pas certain enfin que, suite à ce procès, le groupe soit contraint de changer sa politique tarifaire à l’égard de ses franchisés et leur permette d’améliorer leur rentabilité, même si c’est ce sujet qui a visiblement déclenché la démarche de Bercy.
Reste que plusieurs points de tension soulevés, notamment dans le livre de Jérôme Coulombel « Carrefour, la grande arnaque », sont soumis aujourd’hui à la justice par plusieurs dizaines de franchisés regroupés dans l’AFC et maintenant avec l’appui du Ministère.
La réaction des marchés financiers sur le cours de l’action Carrefour suite à l’intervention de Bercy montre – même si elle peut être seulement passagère – que la décision du tribunal de commerce de Rennes revêtira quand même une certaine importance pour le groupe. Il fonde en effet plus que jamais ses espoirs de bénéfices sur son utilisation à grande échelle – et à sa manière – de la franchise et de la location gérance.
*DREETS : Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités