Un coopérateur assigne en justice sa tête de réseau. En cause : l’ouverture d’un nouveau point de vente à l’enseigne qui, selon lui, empiète sur sa zone d’exclusivité et fait s’effondrer son chiffre d’affaires. Approuvé en première instance, il est débouté en appel, mais ne s’avoue pas vaincu.
La cour d’appel de Paris s’est prononcée, le 31 janvier 2024, dans un litige survenu au sein d’une coopérative de commerçants entre un adhérent et la tête de réseau à propos d’exclusivité territoriale. Le coopérateur est également opposé à l’un de ses collègues à qui il reproche sa concurrence déloyale.
Membre du réseau depuis 2001, cet exploitant d’un point de vente dans un quartier parisien se voit proposer en juin 2017, par la direction de la coopérative, la création d’un second magasin non loin du premier.
Après étude, il ne souhaite pas exploiter cet autre local pour des raisons financières.
Mais la tête de réseau est confrontée sur son segment de marché à la concurrence directe de deux autres enseignes plus implantées qu’elle sur la capitale.
Elle demeure intéressée par cet emplacement qu’elle considère stratégique, sur une artère passante au voisinage immédiat d’une station de métro située sur une ligne très fréquentée.
Et en mars 2018, la commission d’admission du réseau valide le projet d’ouverture de ce local présenté par un autre membre de la coopérative.
Pour le coopérateur, sa tête de réseau ne respecte pas sa zone d’exclusivité territoriale
Estimant que ce projet lui est préjudiciable car trop proche géographiquement, l’adhérent le plus ancien forme un recours devant la commission contre cette décision. Recours qui est rejeté.
En novembre 2020, alors que le projet se précise, le coopérateur assigne en justice son collègue et quelques mois plus tard, après l’ouverture effective du magasin, entreprend également une procédure contre sa tête de réseau.
Il considère en effet que le nouvel établissement a été implanté en violation de l’exclusivité territoriale dont il bénéficie « en application du règlement intérieur et des règles d’usage de la coopérative ».
Des règles rappelées par le directeur du développement de la coopérative lui-même dans un courriel d’avril 2015, selon lesquelles un périmètre général moyen de 5 minutes à pied autour du magasin est prévu. De sorte que deux magasins de cette enseigne doivent se trouver au moins à 10 minutes à pied l’un de l’autre pour éviter de se cannibaliser.
Or, selon le plaignant, le nouveau point de vente se situe seulement à 6 minutes du sien et provoque une baisse importante de son chiffre d’affaires.
En mars 2022, le tribunal de commerce de Paris lui donne en partie raison en condamnant la société coopérative tête de réseau à lui verser un peu plus de 130 000 €.
Mais la coopérative fait appel.
Selon lui, l’ouverture du nouveau point de vente à proximité du sien le prive de près de la moitié de ses clients
Saisie, la cour d’appel de Paris infirme le jugement de première instance et déboute le coopérateur de ses demandes de dommages et intérêts.
Devant la cour, l’exploitant précisait pourtant l’importance de l’impact négatif de ce nouveau magasin sur son activité.
Selon lui, jusqu’en janvier 2021, il avait enregistré dans son point de vente une progression de chiffre d’affaires « supérieure à la moyenne (des établissements à l’enseigne) du bassin parisien ».
Mais immédiatement après l’ouverture de son concurrent, le 21 février 2021, il a subi « une perte de CA trois fois supérieure à la décroissance moyenne » constatée dans ce même périmètre. Et ce jusqu’en 2022.
Au total, selon l’adhérent, son chiffre d’affaires a baissé de 36 % dès les premiers mois – et non de 6 % comme l’avait pronostiqué la tête de réseau dans un document de septembre 2020 -.
Selon une étude qu’il a fait réaliser en novembre 2020, la baisse allait même atteindre 50 %. D’où un préjudice qu’il a estimé à près de 2,5 millions d’euros
Selon la cour, il n’y a eu « ni empiétement, ni violation de la zone d’exclusivité » par la coopérative
Certes, reconnaît la cour d’appel dans son arrêt, le nouveau magasin « n’est pas à 10 minutes à pied » de l’ancien, « mais à 6-7 minutes selon les explications des parties ». Et « il n’est pas douteux que (cette) implantation (…) était de nature à impacter l’activité de la société (du plaignant).
« Néanmoins, ajoutent les magistrats, la zone d’exclusivité (de ce nouveau point de vente) a précisément été modifiée (par la tête de réseau) pour tenir compte de celle (du premier magasin) afin de lui rester contiguë mais sans empiétement, de sorte que la société concernée ne bénéficie pas d’une zone d’exclusivité de 5 minutes à pied autour de son magasin. »
De même, le plaignant « ne fait pas état de prospection active » de son confrère sur son territoire protégé. Pour les juges il n’y a donc « ni empiétement, ni violation de (sa) zone d’exclusivité ».
La cour souligne au passage que si le règlement intérieur de la coopérative prévoit qu’elle « s’engage à respecter la zone d’exclusivité de chaque coopérateur », il l’autorise aussi à « faire varier cette zone selon l’évolution du bassin de consommation ou des unités de consommation (présentes), ou encore selon la définition des nouveaux concepts de magasins susceptibles d’exister dans le réseau, ou selon la stratégie réseau décidée par le Conseil d’Administration, le tout sous réserve d’en informer le sociétaire dont la zone est modifiée avec un préavis d’au moins six mois ».
Pour les magistrats, la perte de chiffre d’affaires « ne peut pas entièrement être imputée » à l’ouverture du nouveau magasin
La cour d’appel conteste également l’analyse du plaignant portant sur ses pertes de chiffre d’affaires.
Certes, reconnaissent les magistrats, le coopérateur fait état, depuis le mois de février 2021, d’une baisse de la fréquentation de son magasin, passée en moyenne de 300 à 165 clients par jour.
Mais il « n’explicite pas les périodes de comparaison, ni ne procède à une analyse complémentaire du panier moyen par client ». « Or, les magasins du bassin parisien (de l’enseigne) ont aussi enregistré une nette décroissance de leur chiffre d’affaires après février 2021. »
Et si le plaignant fait observer que son décrochage est trois fois plus important que la moyenne (de ces établissements), il « ne peut imputer intégralement la baisse de son CA global à l’ouverture du (nouveau) magasin (…) sans une analyse sérieuse des différents facteurs pouvant ou non influencer un tel décrochage ».
Après une grève de la faim du coopérateur, des négociations se sont ouvertes avec la tête de réseau
Conclusion : « l’analyse d’impact présentée (par le coopérateur) est trop lacunaire pour établir que (la stratégie de la coopérative) a fait prévaloir les intérêts du réseau au détriment de la pérennité de son magasin ».
Il n’y a donc, selon la cour d’appel de Paris, « pas de manquement contractuel » de la tête de réseau.
Il n’est « pas démontré non plus de comportement fautif » de la part du collègue du coopérateur « de nature à créer une concurrence déloyale au sein du réseau ».
Le plaignant est débouté de toutes ses demandes indemnitaires.
On l’aura compris, même si c’est rare, il arrive qu’au sein d’un réseau coopératif un conflit surgisse entre les projets d’expansion de l’enseigne et les intérêts bien compris d’un adhérent.
Selon nos informations, après deux semaines de grève de la faim début mars 2024, le coopérateur – qui fait signer une pétition à ses clients – a obtenu de sa tête de réseau l’ouverture de négociations amiables.