Un franchisé peut-il prospecter activement la clientèle potentielle située sur le territoire exclusif d’un autre franchisé du même réseau ? « Oui », avait répondu la cour d’appel d’Aix-en-Provence. « Non », indique la Cour de cassation.
La Cour de cassation s’est prononcée récemment sur un litige concernant l’exclusivité territoriale en franchise.
Dans ce différend, deux franchisés d’un même réseau sont installés dans des communes proches, distantes de quelques kilomètres. Chacun d’eux bénéficie par contrat d’une zone d’exclusivité territoriale dans laquelle le franchiseur s’est engagé à n’implanter aucun autre établissement à son enseigne, clause qu’il a respectée.
Toutefois l’un des franchisés fait de la publicité pour son propre point de vente sur le territoire exclusif de son collègue franchisé voisin, à la fois via des panneaux publicitaires et par une distribution systématique de flyers dans les boites aux lettres des habitants.
Le franchisé se sentant concurrencé déloyalement par son collègue obtient, en avril 2022, une ordonnance de référé du président du tribunal de commerce, condamnant sous astreinte son adversaire pour « trouble manifestement illicite ».
Selon l’un des franchisés, « rien ne lui interdisait » de prospecter le territoire de son collègue franchisé voisin
Devant la justice, le franchisé condamné en première instance défend deux grands types d’arguments.
D’abord, selon lui, « aucun lien contractuel » n’existe entre les deux franchisés et la clause d’exclusivité territoriale invoquée par le plaignant se limite aux relations entre lui et le franchiseur.
Il incombait donc à celui-ci de choisir les différentes implantations de ses franchisés afin qu’ils puissent exercer librement leur activité. En d’autres termes, le franchisé ne s’estime en rien responsable de la forte proximité des deux points de vente et de la situation de concurrence naturelle qui, à son avis, en découle.
Par ailleurs, toujours selon lui, « aucun fondement juridique ne justifie l’interdiction » qui lui est faite de prospecter sur la commune considérée. Car « le contrat de franchise n’impose pas au franchisé de se restreindre sur un territoire délimité ». De plus il s’agit en l’occurrence d’une prospection « passive » et « non individualisée » c’est-à-dire que les personnes ciblées ne sont pas les clients fidélisés du collègue franchisé. Il n’y a donc, selon lui, pas de faute, pas de concurrence déloyale.
Pour la cour d’appel, il n’y a pas eu de concurrence déloyale puisque la clientèle acquise du collègue franchisé n’était pas visée spécifiquement
Saisie, la cour d’appel lui donne en grande partie raison en considérant qu’il n’y a pas eu de « trouble manifestement illicite ».
Certes, reconnaissent en substance les magistrats, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de contrat entre les deux franchisés que pour autant il ne faut pas respecter « les usages loyaux du commerce ».
Toutefois, ils ne considèrent pas que l’utilisation par le franchisé de panneaux publicitaires, notamment dans la galerie marchande d’un centre commercial situé sur le territoire exclusif de son collègue ait constitué « un démarchage ciblé et individualisé de clientèle ».
D’ailleurs, ces panneaux ne comportaient « aucune violation des règles déontologiques » ni ne contenaient de « dénigrement de la société concurrente », mais répondaient « uniquement à la liberté de démarchage de clientèle.»
Quant aux prospectus dans les boîtes aux lettres, cela n’était « pas (non plus) constitutif d’un trouble manifestement illicite » aux yeux des juges d’appel, dans la mesure où le document se limitait à indiquer l’adresse du point de vente et ses tarifs, « sans élément de comparaison » avec les propositions du franchisé ainsi concurrencé.
En outre, ce démarchage n’était pas « à destination spécifique de la clientèle » (acquise) du franchisé voisin. Il n’y avait donc pas de concurrence déloyale.
Résultat : l’ordonnance de référé a été « infirmée » par la cour d’appel d’Aix-en-Provence.
Pour la Cour de cassation, le franchisé aurait dû respecter le territoire exclusif de son collègue et sa clientèle, qu’elle soit déjà acquise ou non.
C’est cet arrêt, prononcé en mai 2023, que la Cour de cassation annule « en toutes ses dispositions ».
Les magistrats pointent une contradiction majeure. D’un côté, les juges d’Aix-en-Provence relèvent que le contrat « définit le territoire du franchisé » mais prévoit aussi « une déontologie interne au réseau que chaque franchisé s’engage à respecter », ce qui induit que « chaque franchisé est tenu, vis-à vis des autres franchisés, de respecter le territoire de commercialisation qui lui est attribué ». Mais d’un autre côté, ils estiment que la distribution de prospectus dans toutes les boîtes aux lettres de la zone n’est pas un acte « constitutif d’un trouble manifestement illicite »…
Or, pour la plus haute juridiction française, il s’agit bien en l’occurrence d’une « prospection ciblée sur la clientèle située sur le territoire » exclusif du franchisé voisin. Et « peu importe qu’elle ne vise pas sa clientèle spécifique » (mais seulement sa clientèle potentielle).
Pour la Cour de cassation, la cour d’appel « qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations » n’a pas respecté les textes. L’affaire et les parties sont renvoyées devant la cour d’appel de Nîmes.